La 4 CV : la voiture qui a « remis la France sur roues » (2024)

Le 3 octobre 1946, le 33eSalon de l'automobile ouvre ses portes à Paris après huit années d'interruption dues à la guerre. Sous la majestueuse verrière du Grand Palais, les visiteurs découvrent de nombreux modèles dont beaucoup datent de la fin des années 1930. Parmi les rares nouveautés, un véhicule attire plus particulièrement l'attention du public, la 4 CV Renault. Avec son moteur 4 cylindres situé à l'arrière, son esthétique plutôt sympathique -six baguettes composent un sourire sur l'avant, lui-même dépourvu de calandre -, ses vitres arrière coulissantes et ses quatre portières, cette petite voiture populaire livrée en une seule couleur -un jaune sable venu d'un stock de peinture de l'Africakorps récupéré par Renault au titre des dommages de guerre -reçoit un accueil triomphal du public. Il faut dire que la « motte de beurre », comme on a vite fait de la surnommer, est bien plus qu'une simple voiture : portant haut les ambitions de la nouvelle Régie Renault, elle symbolise, aux yeux des Français, le retour à la normale après des années de guerre et de privations. « La voiture qui remet la France sur roues »... Signée par Savignac, l'affiche publicitaire qui accompagne son lancement dit l'essentiel : dès le départ, la 4 CV est investie d'une dimension véritablement mystique où les considérations purement industrielles vont de pair avec des objectifs plus politiques et sociaux...

Un secret bien gardé
L'histoire de la 4 CV commence en octobre 1940 lorsque deux cadres dirigeants de Renault décident, dans le plus grand secret, de travailler en prévision de l'après-guerre sur un modèle de voiture populaire, bon marché et à faible consommation. Le premier est Charles-Edmond Serre. Né en 1882, ce dessinateur industriel de formation est l'un des tout premiers compagnons de Louis Renault. Depuis le milieu des années 1930, il occupe les fonctions de directeur des études et des recherches des usines Renault, dont il est également administrateur. Le deuxième est son principal adjoint, Fernand Picard, entré aux usines en 1935 et qui dirige le bureau d'études. Les deux hommes ont en commun une même haine des nazis et du régime de Vichy, haine qui les poussera l'un et l'autre à rejoindre la Résistance. A leurs yeux, travailler sur un nouveau modèle de véhicule -ce que les Allemands ont interdit aux constructeurs automobiles français -est autant un moyen de préparer l'avenir que de résister à l'occupant...

La voiture populaire... Si Serre et Picard sont convaincus qu'un tel véhicule sera parfaitement adapté au contexte de pauvreté et de pénurie d'après-guerre, il n'en va pas du tout de même de Louis Renault. Patron tout-puissant, décidant seul ou presque, il n'a jamais cru au concept de voiture populaire, contrairement à Henry Ford ou à Ferdinand Porsche, le créateur de la Volkswagen. Lors du Salon de Berlin de 1938, l'industriel a bien été impressionné par cette petite voiture populaire. Resté sceptique sur ses perspectives commerciales, il n'a cependant rien changé ou presque à ses gammes de production. Aux yeux de Louis Renault en effet, l'automobile est et reste un produit de semi-luxe, voire de luxe. L'industriel a certes été obligé, en raison de la crise, de revoir un peu ses conceptions. Sortie en 1938, la Juvaquatre est ainsi plus accessible et plus petite que les modèles traditionnels de la gamme. Mais aux usines Renault, personne ne l'ignore : le patron n'aime guère ce modèle qu'il a concédé du bout des lèvres à ses ingénieurs.

On comprend dans ces conditions le secret dont s'entourent Charles-Edmond Serre et Fernand Picard. Les deux hommes doivent travailler non seulement en cachette des Allemands mais aussi de Louis Renault, auquel ils souhaitent proposer, le moment venu, un modèle abouti. Au bureau d'études des usines, seule une poignée de collaborateurs sont au courant du « projet 106 » qui se voit attribuer des moyens dérisoires. En décembre 1942, un premier prototype, fabriqué en aluminium, est prêt. Mais lorsque Charles-Edmond Serre le présente quelques mois plus tard à Louis Renault, la décision de l'industriel est sans appel : il ne veut pas d'une voiture populaire, et encore moins de ce véhicule au physique ingrat. L'affaire semble définitivement entendue...

Nationalisation de la Régie
La fin de la guerre et la Libération vont permettre de relancer le projet. Le 27 septembre 1944, afin de sanctionner Louis Renault accusé de collaboration, le gouvernement de Gaulle procède en effet à la réquisition des usines Renault. Quelques mois plus tard, le 16 janvier 1945, paraît l'ordonnance de nationalisation qui crée la Régie nationale des usines Renault. Le nouvel homme fort de l'entreprise s'appelle Pierre Lefaucheux. Résistant de la première heure, compagnon de la Libération, il est proche des socialistes. Dès sa nomination comme administrateur provisoire de Renault en octobre 1944 -il devient PDG en mars 1945 -il décide de relancer les études et les essais de la 4 CV, interrompus depuis deux ans. A ce moment cependant, Pierre Lefaucheux hésite encore entre deux modèles : soit la voiture populaire, soit la 11 CV, un véhicule plus traditionnel développé à la demande de Louis Renault. Mais avant de trancher entre ces deux options, le nouveau PDG doit surmonter un obstacle de taille : rédigé par Paul-Marie Pons, le directeur adjoint des industries mécaniques et électriques au ministère de la Production industrielle, le Plan à cinq ans de la construction automobile pour les années 1946-1950 prévoit en effet une répartition autoritaire des fabrications automobiles entre les différents constructeurs. Et envisage purement et simplement d'éliminer la Régie Renault du marché des voitures particulières pour la concentrer sur le marché des véhicules industriels. Six mois durant, Pierre Lefaucheux, soutenu dans l'affaire par tous les cadres de la Régie, bataille ferme pour obtenir l'annulation de cette disposition. En octobre 1945, il obtient enfin gain de cause... au grand dam des constructeurs privés, qui espéraient ainsi être débarrassés d'un concurrent.

Reste désormais à Pierre Lefaucheux à trancher entre les différentes options possible. La 4 CV, la 11 CV, ou bien encore la Juvaquatre... L'affaire se noue le 9 novembre 1945. Ce jour-là, le PDG convoque dans son bureau tous les membres de la direction de la Régie afin de fixer le programme des fabrications dans les cinq années à venir. Contre l'avis de tous ses collaborateurs, qui militent pour la 11 CV, Pierre Lefaucheux se décide pour la 4 CV. « Le marché n'est et ne sera plus jamais le même, déclare ce jour-là l'industriel. La 4 CV est bien dans la ligne générale de l'évolution du pays. Il faut la faire le plus vite possible, et en grande série. » Comme Serre et Picard en leur temps, le PDG de la Régie a compris que, en ces temps difficiles d'après-guerre, le marché était mûr pour une voiture populaire accessible au plus grand nombre. Pierre Lefaucheux, pour autant, n'est pas encore au bout de ses peines. En janvier 1946 en effet, Robert Lacoste, ministre socialiste de la Production industrielle et fidèle soutien du PDG de la Régie, est remplacé par le communiste Marcel Paul. Contrairement à son prédécesseur, le nouveau ministre a une conception autoritaire des rapports entre l'Etat et les entreprises nationales, qui, à ses yeux, doivent exécuter les instructions de leurs autorités de tutelle. Est-ce pour affirmer son autorité sur la Régie que Marcel Paul demande à Ferdinand Porsche - alors prisonnier en France -d'examiner et de donner son avis sur le projet de 4 CV ? Probablement. Cette initiative irrite en tout cas au plus haut point Pierre Lefaucheux, qui entend préserver son libre arbitre de chef d'entreprise et qui parvient à empêcher toute réunion de travail sérieuse entre le concepteur de la Volkswagen et ses équipes. Porsche se contentera de remarques très générales avant de réintégrer sa prison. De guerre lasse, Marcel Paul donne finalement son accord au projet, mais sans véritable enthousiasme. Il ne reste alors plus que quelques semaines pour monter l'exemplaire de la 4 CV qui est présenté au Salon de l'automobile en octobre 1946...

Fabrication en grande série
Si le modèle rencontre un véritable triomphe en raison de son prix peu élevé, ce n'est pas avant août 1947, en raison des difficultés de Renault à s'approvisionner en matières premières, que les 300 premiers exemplaires de série sortent enfin des chaînes de Boulogne-Billancourt. Juste à temps pour le Salon de 1947, qui confirme pleinement l'engouement populaire pour la 4 CV. A Paris, les premiers modèles mis en circulation provoquent de véritables attroupements qu'il faut parfois faire disperser par la police. Surnommée la « petite motte de beurre », mais aussi la « puce » ou « le hanneton », la voiture fait les délices des chansonniers et des caricaturistes, notamment en raison de son moteur arrière, sa principale originalité. Elle fait également l'objet de critiques qui s'inscrivent elles-mêmes dans une campagne de dénigrement de la Régie nationale. « Regarde, on voit bien que Renault est nationalisé. Quel gaspillage ! Il donne maintenant en plus un moteur de rechange », dit ainsi un bourgeois à sa compagne dans une caricature montrant le capot arrière levé. Certains journaux prétendent également que claquer les portes de la voiture donne des otites.

Souvent inspirées par la concurrence, ces critiques ne peuvent empêcher l'extraordinaire succès de la 4 CV qui, de 1947 à 1961, sera vendue à plus d'un million d'exemplaire. Un record pour l'époque ! L'augmentation progressive du pouvoir d'achat à partir de 1949 entraînera un développement très rapide des ventes, permettant à de très nombreux Français d'acquérir enfin une automobile, restée jusque-là un produit de luxe. Sans doute Peugeot et Citroën auraient-ils fini par se lancer eux aussi sur ce marché. Mais, dans l'affaire, la Régie prend une avance décisive. Résultat : dès 1947, Renault occupe la première place parmi les constructeurs automobiles français. Une place que l'entreprise occupera longtemps et qui suscite par contrecoup un très fort sentiment de fierté parmi le personnel de la Régie. Dès 1946, Pierre Lefaucheux définit ce qui, à ses yeux, doit être la mission première de Renault : « augmenter le bien-être général en mettant l'automobile à la portée du plus grand nombre ». Un objectif quasi-mystique et dans lequel les salariés et les dirigeants de l'entreprise allaient se retrouver des années durant. Si elle joue un rôle clef dans la naissance du marché de masse, la Régie Renault donne également le ton dans le domaine industriel : la 4 CV est en effet la première voiture fabriquée en France en très grande série, sur le modèle des grands constructeurs américains.

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